mercredi 28 août 2013

Strict art


Strict art [Article à continuer]




Depuis 2008, conjointement aux différents ouvrages d’éditeurs majeurs américains et européens, puis, dans leurs éditions françaises, dès 2010, comme : Trespass : une histoire de l’art urbain illicite édité par Phaïdon, L’art urbain : Du graffiti au street art par Gallimard, et Street art et graffiti édité par Thames&Hudson, nous assistons sous nos yeux à une relecture par raccourcis du XXe siècle artistique. De la prise en compte de certaines pratiques des années 2000 à 2010, à la visible et très consciente construction intellectuelle qui prend en charge notre réception critique.

La décennie se réfléchie et c’est bien normal. Mais regardons comment ouvrages papiers, sites culturels et autres médias, recensent assidument les productions et expressions de l’espace urbain mondialisé et tentent de les comprendre en tant que pratique artistique directement et absolument liée à l’histoire de l’art. Se propage alors le terme ‘Street art’ comme nous connaissons le Pop art, le Land Art, l’Op art, .... Dans les musées français, il est donc maintenant d’usage d’assister à des programmations de conférences qui se fondent sur les peintures murales des grottes préhistoriques et qui se concluent sur les propositions de Banksy, le tout dans une logique historiée, renseignée, ré-écrivant des liens d’évidence et validant toutes présences graphiques. De Brassaï à Jean-Michel Basquiat, puis de Gordon Matta-Clark à Rero, d’Andy Warhol à Shepard Fairey. Ils s’ouvrent, à Londres comme à Paris, florissantes expositions sur l’art urbain, dans les mêmes espaces que ceux du marché de l’art contemporain. Échanges de bons territoires. Le constat est la diffusion de l’idée d’un art urbain occupant la scène artistique mondiale et se promotionnant dans les médias les plus fréquentés.

Mainstream.

Les productions relevant d’une pratique dite urbaine étaient déjà présentes dans nos paysages bien avant les années 2000. Certains travaillent depuis les premiers instants à la reconnaissance et à la diffusion d’une culture artistique qui s’origine à partir par exemple du riding, du surfing, du biking et bien sûr du skating, et qui se formalise dans une mode, un graphisme, une musique …Aux Etats-Unis, ces pratiques sont désignées comme alternatives,  phénomènes de la contre-culture et se révèlent à la fin des années 70, début des années 80.   De retour dans les années 90, le street skating se pratique comme l’inscription de l’individu navigant par ses propres règles, face à la construction globale. Ces pratiques se déroulent à la fois dans l’espace public et à la fois de façon plutôt retirée, inattendue dans des lieux inoccupés ou désaffectés. Et justement comme le signal lancé au système global d’être « à côté ».
Regardons comment dans un premier temps, l’on associe une pratique alternative, éphémère et volontairement réalisée ‘à côté/non cotée’, née sur les parois des murs et des flancs des métros new-yorkais au début des années 70, à une pratique artistique. Puis, quelques années plus tard, on l’a retrouve mise en capital et en galerie, le tout pour servir un marché d’intérêt privé. Ce qui a été crée en dehors et contre l’art ‘officiel’ se retrouve à présent convoqué comme articulation et chainon manquant de l’histoire de l’art.



De la confusion. Est désignée actuellement « Street art » une toute nouvelle génération d’altermondialistes.

Est-ce un processus inexorable ?  Ce qui tend à fuir un système se retrouve forcément ré-englobé. Oui, être contre revient toujours à inclure le référent à fuir. Oui, tant que le principe de création n’est pas réellement ailleurs.
L’action intuitive devient objet matériel, qui avec le temps se fétichise : 2012, il est possible d’acheter la porte graffitée du studio de Keith Haring ou une veste en cuir qu’il avait signée au marqueur. Dérives déjà connues, relevant du marché, mais à la fois comme épiphénomènes pour l’histoire de l’art …
Se retrouvent alors rassemblés au même titre, des œuvres matériellement et esthétiquement très différentes, des artistes/auteurs qui n’agissent pas pour les mêmes raisons, avec des protocoles et des mises en œuvre parfois strictement opposés. Ce qui porte à confusion est ce mélange des genres qui impose la corrélation formelle simplifiée entre des objets qui ne se rencontrent pas.
L’idée de street art, telle qu’elle est présentée, convoque ouvertement la pluralité des moyens, des techniques et des ambitions. Des signatures d’anonymes (ou dans un premier temps confidentielles) se diluent dans l’espace public, quelles soient graphiques, photographiques, sérigraphiques, sculpturales ou performatives, réalisées spontanément ou préparées en atelier.
De la nouvelle « peinture » de plein air en somme. Pour signifier une double inadéquation : celle d’un bâti déshumanisant et celle d’un art sans convention ni promotion bourgeoise. Mais n’y a t-il pas méconnaissance et caricature de ce que peut être l’art de la part des artistes dits « urbains » ? Ainsi ne pas confondre l’objet de l’art avec sa médiatisation (ou ce qui se transforme sous l’influence des politiques culturelles officielles) Parce que la construction de pensée à l’intérieur de l’oeuvre d’un artiste qui mène sa recherche n’a rien à voir avec la projection que l’on s’en fait lorsque l’on est complètement nourris et gavés par les volontés de médiations de l’art organisées dans les institutions. Ne pas se tromper d’objet.
L’art est une représentation de la réalité, son objet est forcément un objet intellectuel. Il agit comme le fait un symbole et que nous sommes amenés à déchiffrer, et ce, dans la même continuité de notre propre découverte du monde et de sa réalité. Nous ne connaissons notre monde que parce que nous apprenons et que nous décodons, nous ne faisons que découvrir notre monde. La vision de l’objet ne nous permet pas une immédiate reconnaissance parce qu’il est travaillé (et pas forcément travaillé dans son sens matériel). Il est plus ou moins ardu, il s’apprivoise et se redécouvre sans cesse au fur et à mesure du temps qui passe, de génération en génération.
Alors ce qui apparaît aujourd’hui autour des arts urbains est aussi la volonté politique et culturelle du moment. Si cet art advient aujourd’hui aussi en France, c’est qu’il existe aussi une volonté plus générale de marier des territoires, de valoriser et de moraliser des actions et de rendre valide et probant le travail social et éducatif mené dans les villes depuis 40 ans. Un travail des politiques pour résister et apaiser la violence de quelques individualités vues comme les brebis égarées du système et pour faire acte d’intégration.  Approuver et mettre en lumière des créations graphiques et penser à une forme de « reliance », d’apaisement et de dialogue social.
C’est comme se glorifier de voir, ceux qui s’écriaient et lançaient des pierres, s’occuper désormais à dessiner et à parer les murs des bâtiments déchus…se conformer et accepter le  compromis, ou autrement dit : « Comme accorder un atelier municipal à Miss Tick parcequ’on ne lui permet pas d’altérer les murs du centre ville ? » De l’intégration…


Le prélèvement du passé pour construire et valider un mouvement artistique se pratique allègrement. « Dans la lignée de Buren ou de Christo, le travail de JR questionne la limite de la ville. »[1] Pourquoi regarder les divergences lorsqu’une idée toute simple et positive réunit si bien ?  
La reconnaissance artistique n’est pas moralement condamnable, et pour un artiste être une valeur marchande est une conséquence parmi d’autres. Être issu d’un milieu populaire n’interdit pas l’artiste de se frotter à la communauté scientifique et intellectuelle, surtout s’il souhaite s’en soustraire consciemment et volontairement. Il importe ensuite pour l’historien d’art de regarder et de conserver les objets pour ce qu’ils apportent, ce qu’ils interrogent et mettent en jeu.  Cependant l’on peut se demander qui fabrique cet art urbain, pour quelle destination ; et en même temps qui l’achète et le promotionne. Un peu comme l’on achète de l’art contemporain pour être à la mode, acheter un artiste urbain passe pour le dernier délice d’initiés. Penser que l’art urbain n’est pas à but lucratif est de la désinformation et, que les acheteurs et les acteurs de l’art contemporain ne s’ébahissent que devant des œuvres de la masturbation intellectuelle, d’une grande naïveté. Tentons d’évacuer les caricatures.

Évidemment, toute pratique, comme toute personne, peut se transformer, renoncer aux premières directions, réactiver d’anciennes pensées, enlever de sa substance ou ajouter des éléments extérieurs, pour toujours remettre en question sa consistance et sa pertinence. Les acteurs changent, les nouvelles générations apportent leurs contradictions qui reconditionnent les actes premiers. Et il serait facile de dénoncer l’opportunisme, la récupération avide, la malhonnêteté intellectuelle. L’histoire se construit aussi en différé et, est question d’interprétation. Si les théoriciens et critiques n’avaient pas mis à jour l’œuvre de Marcel Duchamp (1887-1968) dès 1973, avec l’exposition rétrospective de son travail au Musée de Philadelphie et au Musée d'art moderne de New York), le paysage artistique ne serait pas le même. Il est nécessaire d’écrire sur l’art, de l’interpréter, de le lire et de le relire, de le reconstruire, pour qu’il prenne une plus grande place ou au plus juste.

Pourtant quel est cet objet auquel ces écrits, ces conférences et ces expositions se rapportent et auquel les médias veulent faire la place ?


« Cette culture qui plait à tout le monde » ou « la culture de marché » selon Frédéric Martel[2].


Qu’en est-il de cette esthétique altermondialiste, de ces figures humaines représentées sur des maxi-formats, de ces signatures faites d’accumulations colorées qui re-décorent les places et les bâtiments des centres-villes ?
À l’heure du partage et de l’échange gratuit sur les réseaux sociaux, les revendications esthétiques, et donc politiques, qui autrefois animaient les créateurs, ont été remplacées par le prétexte d’un immense concours photographique. En 2012, à Rio, à Berlin, à Beyrouth, il est possible de trouver ces interventions comme prêtes à être capturées et comme dans une surenchère, il s’invente des points de vues spectaculaires. Les ouvrages du street art parlent d’un phénomène mondial et des Globe painters.


Mélanger, comme dans les ouvrages grand public, le territoire alternatif de la culture urbaine avec les artistes phares de l’histoire de l’art qui opèrent sur d’autres territoires c’est d’emblée ne pas s’assurer de la grande qualité des réflexions critiques mais d’une diffusion majeure et d’une promotion pour le plus grand nombre.

La reconnaissance du public est  intéressante et tout à fait valorisante pour un artiste mais elle se contente trop souvent d’être une affaire de goût. Non pas que la subjectivité altère à la réception de l’objet d’art mais elle le soumet aux courants, aux flux de la mode et du goût, façonnés et manipulés par des entités au fort pouvoir économique.
Le graphisme de rue est distrayant certes. Il ressemble au commentaire malin que l’on a sous la langue. Il se vit plutôt bien dans nos villes, il est demandé sous les préaux des écoles, nous le retrouvons sur les murs des chambres, et il est complètement assimilé et acclimaté. Et à la fois, il en ressort totalement désengagé, et seulement relevant d’une forme de prouesse technique, qualité très classique au demeurant, convenue comme seul critère d’appréciation d’un art de tradition…

 [Article à continuer...]



[1] « Art urbain », article Wikipédia, lu en janvier 2013
[2] Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde. Paris, Flammarion, coll. Essais, 2010, p.12.













...

mercredi 21 septembre 2011

"Prédation, don, synchronisation. Du collectif dans l’œuvre de Douglas Gordon." recherche universitaire 2010-2011


-->






Introduction




L’histoire de l’art n’aime pas les groupes. Elle préfère les héros solitaires. Il lui faut de grands artistes, d’irréductibles individualités : trajectoires singulières, étoiles fixes, chefs-d’œuvre intemporels. (…) Le collectif, le contagieux, l’échangisme, l’anonymat, l’éphémère, le négligé,( …) le gratuit, l’infime, le divers, le multiple, l’indiscernable, (…) les conversations inconservables, les bribes, le banal, l’ambigu, le bien imité, les dénégations de pouvoir, les délégations d’impouvoir (…) l’interchangeable généralisé, etc. – autant de trous noirs du discours historiographique dominant.[1]



L’artiste Écossais Douglas Gordon fait une apparition pour l’ouverture de l’exposition d’Adel Abdessemed au Magasin, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, en Février 2008[2]. Le soir du vernissage, dans la partie de l'exposition installée dans l'espace défini comme « la rue », les deux artistes se retrouvent face à face. Ils enlèvent leurs vestes et cravates d’hommes modernes, puis Douglas Gordon se re-dessine une cravate sur sa chemise blanche. Enfin ils se serrent la main cordialement et se font une généreuse accolade en guise de fin de représentation. Cette rencontre, à l’aspect performatif, semble s'inspirer de la pratique du mouvement international des Free Hugs (câlins gratuits) qui consiste à faire des accolades à des inconnus dans la rue afin de souligner l’indifférence des acteurs des sociétés modernes.
La présence publique de Douglas Gordon en avant-première de l’exposition monographique d’Adel Abdessemed apparaît comme exceptionnelle au regard de sa notoriété. À quoi avons-nous assisté ce soir là ? Gordon, en artiste blockbuster, viendrait-il aider à la promotion d’Adel Abdessemed pour une exposition monographique à grande échelle? Sinon serait-ce tout simplement une franche poignée de mains entre amis ? Par quelle initiative ces deux artistes se retrouvent-ils à l’exposition de l’un, alors que l’autre n’apparaît pas dans la suite des oeuvres présentées? Ce rapprochement pourrait-il être le fruit d’une négociation stratégique entre les deux artistes ou encore, être issu d'un partenariat économique entre les deux galeries qui les représentent ? Rencontre programmée ou improvisée, cette présence sera cependant fugace, à la limite du déceptif. Annoncé discrètement, aucune trace de l’événement ne sera conservée pour le temps d’ouverture de l’exposition. De plus, existera-t-il une captation qui documentera cette rencontre et se retrouvera-t-elle mentionnée dans les biographies de chacun ? La rencontre n’aura duré que deux minutes. Les nombreux spectateurs réunis, enthousiasmés à l’idée de vivre un moment d’exception, sont restés interloqués et inquiets à la fin de la mise en scène, bouche bée de n’avoir pas saisi les raisons de l’événement, qui en somme n’en fût peut-être même pas un…
Douglas Gordon et Adel Abdessemed sont liés, semble-t-il, depuis 2006, par l’intermédiaire de la Dvir Gallery de Tel Aviv, qui les représentent en Israël. Ils ont choisis d'exister professionnellement et internationalement. Cette année 2008 voit naître quelques projets de travail entre eux, comme la réalisation d’une photographie Dubh Glas (du gaélique écossais: couleur noire-brune de la bière, ou dite « douglas »)[3], qui présente le véritable tatouage en langue arabe autour du cou de Gordon (One life, One love, One god) (Une vie, Un amour, Un dieu) ou comme des expositions à Glasgow : Trust me (Fais-moi confiance), et Always begins by degrees (Commence toujours peu à peu). L’échange amical et artistique entre les deux hommes semble être en place.
Cette rencontre / association est un exemple parmi les multiples relations artistiques entretenues par Douglas Gordon, et qui conduisent cet artiste à produire en collaboration et à co-signer des œuvres. Depuis 1990, les échanges collaboratifs de Douglas Gordon se font régulièrement avec l’artiste français Philippe Parreno, le Thaïlandais Rirkrit Tiravanija, et l’Anglais Jonathan Monk. Une des dernières collaborations en date, étant une exposition avec Jonathan Monk, titrée Double Act Repeated (Double actes répétés ou Répétition d’un duo comique)[4].
Pourquoi de tels rapprochements entre ces artistes tout particulièrement ? Se sont-ils reconnus dans leurs pratiques artistiques individuelles respectives? Que partagent-ils ? Se sont-ils influencés au cours de leurs amitiés ? Et surtout qu’ont-ils envie de produire ensemble ? Mais finalement, Douglas Gordon et les artistes cités précédemment sont-ils les instigateurs de leurs collaborations ? Dans leurs rapprochements, sont-ils dépendants de facteurs économiques? Espèrent-ils signaler un territoire commun ou en créer un tout autre ? Est-ce une particularité de l’histoire de l’art ? Nous choisissons de nous intéresser volontairement au micro événement de Grenoble comme un indice significatif dans la pratique de Gordon, un artiste représenté et montré dans le marché international de l’art. Nous tenterons d’évaluer quelle place est faite aux échanges entre les artistes de son entourage : ce qui les déclenchent puis ce qu’ils engrangent, pour en déduire s’ils modifient les productions individuelles.
Après un mémoire consacré à une exposition rétrospective de Douglas Gordon qui permettait d’en parcourir la totalité de l’œuvre, les dernières questions restées en suspens se portaient sur le statut de Douglas Gordon en tant qu’auteur[5]. Nous avions conclu en une œuvre singulière portée par son auteur. Mais le constat de ses régulières collaborations laissait à penser que deux pratiques actives dans le travail de Gordon s’opposaient : l’affirmation d’un artiste auteur et la recherche d’un partage de l’autorité.
Dans le présent mémoire, l’enjeu de notre étude portera sur la nature des objets réalisés par Gordon et ses amis artistes. Comment se passent ces échanges collaboratifs avec Douglas Gordon : nous tenterons d’identifier les intentions de l’artiste dans ce genre de rencontre et de production. Ainsi, si Douglas Gordon est connu individuellement pour une œuvre qu’il signe de son nom, il cherche régulièrement à produire d’autres occasions l’impliquant différemment dans ses créations. Ces temps particuliers de productions l’engagent avec d’autres artistes, (qui sont-ils ?) dans des formes à la fois périphériques, (dans quelle mesure ?) et, peut-être, plus incertaines (des collaborations pour quoi faire ?).
Quelles sont les caractéristiques singulières des œuvres de Douglas Gordon impulsées sous l’acte de la collaboration ? Dans son parcours, nous distinguerons les collaborations médiatisées, produites avec des moyens parfois exceptionnels[6], des actions généreuses, inédites et gratuites, qui restent plus discrètes et confinées. En effet, Gordon bénéficie d’une médiatisation exemplaire, (galeries de premier plan, articles et ouvrages de critiques d’art reconnus) façonnée au travers de moyens internationaux qui font de son nom une valeur marchande (achats par les musées, gratifications et prix prestigieux). Simultanément, il continue à prouver son attrait pour des actions de proximité (Galeries de Glasgow) avec des échanges plus personnels (performances improvisées, mise à disposition publique de son appartement et de sa bibliothèque).
Nous l’avions perçu dans son utilisation de la rétrospective, dans l’idée du dialogue puis, de la narration : Gordon, en tant qu’artiste/auteur, rend compte de la culture qui l’entoure en l’utilisant comme matériel pour son œuvre. Il fait ainsi partie des artistes de la postproduction[7], qui travaillent à partir de ce qui a été fait, et, qui signent le réaménagement ou la re-combinaison des éléments déjà présents. L’artiste ne se réfère donc plus à sa seule expression personnelle. Il nourrit son œuvre de ce qui vient de l’Autre. Effet de miroir sous forme de redite, l’œuvre identifiée de Douglas Gordon, depuis 1990, se formalise sous la notion du remix d’images du cinéma et sous celle de la recontextualisation régulière des objets d’art qu’il a déjà créés. L’innovation n’étant plus le moteur de la création, l’artiste est celui qui choisit, procède à des extractions, désigne, et met en lumière. Par l’exposition de ses multiples prélèvements, sa condition d’auteur « Douglas Gordon » se transforme en « Douglas Gordon & … ». L’artiste s’apparente à un réalisateur de cinéma qui emploie autour de lui une équipe technique et des acteurs. Directeur des opérations, il endosse lui-même un rôle. La sur-signature de Gordon sur les films d’Alfred Hitchcock ou d’Otto Preminger[8] pose la question de l’attribution de l’œuvre. Un créateur unique, intervenant postérieurement à la réalisation des images filmées, appose sa signature. Il brise la chronologie et les différentes strates de travail, qui ne semblent ni nommées ni comptabilisées. Comptons ainsi sur le propre jeu de Gordon sur sa signature, sur son utilisation de la biographie de l’auteur et sur sa capacité à doubler son regardeur. Douglas Gordon a souvent été qualifié d’imposteur pour ces raisons. De l’emprunteur à celui qui sera emprunté, l’artiste Jonathan Monk signe en son nom propre des œuvres qui forcent la ressemblance formelle avec celles de Douglas Gordon. Le double emprunt existant réciproquement et simultanément, que nous disent ces ressemblances entre ces deux singularités différenciées ?
Nous dirigerons notre étude sur les conditions mais aussi sur le sens d’une telle pratique chez un artiste : la collaboration artistique est-elle réellement inattendue ou bien est-elle totalement symptomatique d’une génération (celle des années mille neuf cent quatre-vingt-dix)? Nous pensons de fait que Douglas Gordon questionne et condense ainsi les attentes portées en termes de reconnaissance de la figure de l’artiste contemporain.
Dans une première partie, nous nous interrogerons sur ce que Gordon tente de s’approprier dans ces échanges. Douglas Gordon apparaît donc comme un artiste qui aime à partager la paternité de certains de ses projets. Comme il lui plait de disposer d’images réalisées par d’autres comme autant de banques de données pour ces propres oeuvres, notre première partie intégrera les raisons de la supposée imposture de Douglas Gordon en tant qu’auteur, dans son utilisation du déjà-vu, du remix, et du commun.
Supposant que les collaborations provoquent de réelles rencontres entre artistes et demandent un engagement personnel, une deuxième partie envisagera les œuvres de collaborations qui semblent de l’ordre du don et qui tendent son auteur, Douglas Gordon, à s’effacer. Nous évaluerons ce qu’il souhaite donner à l’autre, de son empreinte, et ce, sans envisager de retour. Pour collaborer entre artistes, il est souhaitable de disposer d'un vocabulaire commun qui se complète des langages pratiqués individuellement par les artistes. En établissant un historique des pratiques collaboratives, nous verrons comment cet artiste semble adopter une pratique symptomatique de sa génération. L’intérêt de percevoir cette pratique comme un symptôme permettra de dégager en creux la singularité de Douglas Gordon.
En effet, à partir des deux premières parties de l’étude, qui paraissent antagonistes, nous conclurons dans une troisième partie sur les collaborations qui peuvent faire émerger des œuvres de fusion et de synchronisation, lorsque Douglas Gordon s’accorde davantage dans une réciprocité avec son partenaire de collaboration. Les œuvres, hybridées en ce sens, tendent résolument et malgré tout, à faire surgir un nouvel auteur.
Les trois pratiques de collaborations dans l’œuvre de Douglas Gordon, ainsi répertoriées, coexistent simultanément et s’exercent librement. Ainsi en restituant le catalogue des œuvres, l’étude choisira d’évoquer et de soumettre des pistes de réflexions plutôt que des affirmations strictes.
La pratique collective de l’art apparaît dans ses premières formes, à la fin du dix-neuvième siècle. Elle se comprend comme une réponse adressée à l’idée du génie solitaire de l’artiste. Elle répond à la tentative de sortir de la pensée Romantique exercée sur l’artiste qui se doit de créer une œuvre purement originale et personnelle. L’origine de cette pratique collective se mêle avec les premiers groupes d’illustrateurs et de caricaturistes qui cherchent une alternative aux salons des officiels, tout comme les cercles littéraires désignés « fantaisistes » apparaissant dès 1870. Le regroupement des « refusés » et des mécontents dans les arts équivaut à créer des forces d’oppositions qui remettent en cause l’autorité des cérémonies officielles et des consécrations perçues comme crapuleuses. Pour envisager et faire dérouler nos recherches sur ce sujet, nous pourrons nous ranger sous la pensée de Nathalie Heinich, sociologue de l’art, exposée dans son ouvrage Être artiste (2005)[9]. Nous pourrons ainsi renouveler sa question : « Comment être plusieurs quand on est singulier ? » et nous interroger sur ce que l’histoire de l’art a transmis aux nouvelles générations sur cette question du collectif et de l’œuvre de collaboration. Au début du vingtième siècle des groupes d’artistes ont su créer les articulations prises en compte par les historiens d’art. Ils ont perpétué l’idée de mouvement artistique, du groupe, du cercle, et de la connivence de pensée qui relie les individualités créatrices. Les rencontres artistiques entre artistes sont nombreuses dans l’histoire de l’art du vingtième siècle ; et ce, du simple travail de collaboration à l’occasion d’un événement, jusqu’à l’utilisation radicale de la forme du duo ou du collectif comme auteur d’une oeuvre singulière sans individualité identifiée. Mais depuis la seconde moitié du vingtième siècle, les mouvements et les manifestes ne sont plus clairement identifiés. De plus, les nouvelles donnes du marché de l’art et de son influence ont su altérer les occasions de productions sans rendement évident. Les questions économiques demeurent accrochées à la production à plusieurs, lorsque par exemple, deux artistes collaborent alors qu’ils sont représentés par deux galeries différentes.
Dans notre première étude, nous avions donc tenté d’interroger l’œuvre de Douglas Gordon, par le truchement de sa dernière auto rétrospective en date, Où se trouvent les clefs ?, en 2008, à Avignon. Après cette exploration, qui voulait recouvrir la totalité de l’oeuvre, envisager maintenant la pratique de Douglas Gordon sous l’angle de la co-signature et de la collaboration renouvelle tout un champ d’interrogations. Dans un premier temps, l’envie d’explorer chez un artiste blockbuster ce qui est plus discret et souterrain constitue une motivation très tentante. La question qui nous intéresse pour cette nouvelle étude, « Quelles sont les caractéristiques singulières des œuvres de Douglas Gordon impulsées sous l’acte de la collaboration ? » nous permettra d’interroger des œuvres de l’artiste qui n’étaient pas forcément présentes dans l’exposition rétrospective Où se trouvent les clefs ?. Ainsi dans un second temps, le corpus des œuvres proposé à l’étude s’agrandit. Il complète notre vision du travail de Douglas Gordon. Nous continuerons cependant de ne pas clore hâtivement la compréhension de l’Oeuvre de l’artiste, qui continue à se transformer.


[1] Extraits de la quatrième de couverture du catalogue consacré à l’histoire du groupe Ecart par Bovier Lionel et Cherix Christophe, L’irrésolution commune d’un engagement équivoque – Ecart, Genève (1969-1982), 1997.
[2] Exposition monographique Drawing for Human Park d’Adel Abdessemed, Le Magasin, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, 03/02/2008 - 27/04/2008. Cf. Annexe 1 p.2.
[3] Cf. Annexe 2 p. 3.
[4] Exposition Jonathan Monk-Douglas Gordon, à la Lisson Gallery, Londres, du 23 Juin au 31 Juillet 2010. Cf. Annexe 3 p. 4.
[5] Martinet Céline, Où se trouvent les clefs ? de Douglas Gordon. De l’exposition à l’Oeuvre. Mémoire de Master 1, UPMF Grenoble, année 2008-2009, p.113.
[6] Zidane, un portrait du XXIe siècle, (2006) œuvre cinématographique de Douglas Gordon et Philippe Parreno. Description complète dans la troisième partie de ce mémoire.
[7] La postproduction est la dernière étape qui finalise un produit audiovisuel. Ce terme a été associé par le critique d’art Nicolas Bourriaud à l’attitude d’une génération d’artistes dans son ouvrage de 2004, Postproduction, La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain.
[8] Œuvres vidéographiques de Douglas Gordon : 24 Hour Psycho (1993), Features Film (1999), Left Is Right and Right Is Wrong and Left is Wrong and Right Is Right (2000)
[9] Heinich Nathalie, Être artiste, Collection 50 questions, Éditions Klincksieck, 1996 (réédition 2005).




 
SOMMAIRE

                      
Introduction                                                                                                                         6


1. Les œuvres de la prédation : Douglas Gordon en imposteur                                     13

    1.1. Le déjà-vu                                                                                                                  17
                     1.1.1.  Hitchcock, le déjà-vu hollywoodien                                                     19
                     1.1.2.  Hystérie, le déjà-vu  dans le document scientifique                             23
                     1.1.3.  Emprise, le déjà-vu par hypnose                                                           26
    1.2. Le remix                                                                                                                     28    
                     1.2.1. Found Footage                                                                                        31
                     1.2.2. Postproduction                                                                                        34
                     1.2.3. Originalité et imposture                                                                          37

2. Les œuvres du don : Douglas Gordon en réseau                                                          40

    2.1.  Le commun                                                                                                                43       
                     2.1.1. Les influences réciproques                                                                     47
                     2.1.2. Ressemblance et individualisation                                                         55
                     2.1.3. Se reconnaître dans les mêmes images                                                  62
    2.2.  L’expérience de la co-création                                                                                  65
                     2.2.1. Inventaire des pratiques collaboratives                                                  68
         2.2.2. Les formes des années 90                                                                       92 
                     2.2.3. Le réseau                                                                                                100
    2.3.  Les territoires de Douglas Gordon                                                                            105
                     2.3.1. Glasgow                                                                                                 105
                     2.3.2. Douglas Gordon &                                                                                 115

3. Les œuvres de l’hybridation : Douglas Gordon en conversation                               123

    3.1.  La synchronisation                                                                                                    124
    3.2.  Production de la cosignature                                                                                     131
    3.3.  Le sens de l’équipe chez Douglas Gordon                                                                136

Conclusion                                                                                                                            138

Bibliographie                                                                                                                        144








dimanche 29 août 2010

Premier mémoire sur Douglas Gordon


-->

« Où se trouvent les clefs ? » de Douglas Gordon.
De l’exposition à l’Oeuvre.
Volume I
-->
Année universitaire 2008-2009


Introduction

  L’exposition Sheep and Goats (moutons et brebis) se présentait dans l’année 2000 comme la première exposition rétrospective de l’artiste Douglas Gordon à Paris[1]. Dès l’entrée, le spectateur devait décider de son parcours, en choisissant d’emprunter le couloir de gauche ou celui de droite. À quel choix était-il réellement convié ? L’exposition initiait une double entrée pour un dispositif global, avec des oeuvres jouant de dualité, de reflet ou encore de symétrie. En redessinant mentalement son parcours, la découverte des œuvres lui semblait avoir suivi un chemin à double sens : le chemin déterminé par la géographie du lieu, et un chemin manigancé et signifiant comme une initiation « secrète »[2].
 Pour celui qui aurait souhaité découvrir l’Oeuvre de Douglas Gordon, « Où se trouvent les clefs ? », l’exposition de l’artiste à la Collection Lambert en Avignon pendant l’été 2008[3], lui aurait permis de vivre une visite intrigante. Une fois engagé  dans cet écrin, tout visiteur de l’exposition se serait senti happé par une constante et déroutante réévaluation de son temps de visite sans en avoir le choix.« Happé » semble le terme approprié tant le règne des ambiances, produit notamment par des filtres colorés, confère à une mise en scène qui captive. La mise en condition du spectateur serait la première préoccupation de la conception de l’exposition et la présentation des œuvres de l’artiste deviendrait le cœur de l’Oeuvre.
  Soumis à l’occupation  de la totalité des espaces de l’Hôtel de Caumont , le visiteur l’est aussi à la durée des œuvres. L’étendue physique et temporelle du « programme » Douglas Gordon  en cette occasion souligne à la fois l’envie de voir se proposer l’Oeuvre d’un artiste et la possible déception de ne pas en recevoir l’ensemble au premier regard ou dans une temporalité standardisée. Face à des  dispositifs qui demandent une attention toute particulière et des images à l’allure hypnotique, le visiteur, dans ses attentes de spectateur, s’imagine piégé lorsqu’il pense son incapacité à voir les oeuvres de l’artiste dans leur intégralité. Tenté de constituer alors son propre montage mental avec ce qu’il a pu percevoir, et donc de mémoriser son parcours, ce visiteur s’imagine prendre le risque d’omettre certains passages. Même s’il n’en finit pas de découvrir la succession des salles et pense souvent rentrer s’asseoir dans des salles de projection de cinéma, il n’est que de passage.
    Force est de constater qu’il s’agit de l’expression d’un artiste ici totalement valorisée et accomplie qui se présente dans cette exposition.  Douglas Gordon est un artiste qui existe sur une scène internationale depuis 1988, il intègre la liste des artistes dits blockbusters, c’est-à-dire qui acquièrent une notoriété de marché, comme des superproductions cinématographiques à gros budget qui attirent l'attention des médias et du public.  Il est né à Glasgow, en Écosse, en 1966, issu de la classe ouvrière, d’un grand-père catholique, d'un père marin et luthérien et d’une mère témoin de Jéhovah.  Il étudie en école d’art à Glasgow puis à Londres, respectivement The Glasgow School of Art et The Slade School of Fine Art de 1984 à 1990.
Il présente sa première exposition personnelle à Londres en 1994 et expose sur la scène internationale depuis. Il remporte le Turner Prize[4]  en 1996, et le premio 2000, le prix du meilleur artiste, à la Biennale de Venise de 1997. Il remporte également le Prix Hugo Boss du Guggenheim Museum à New York en 1998, succédant à Matthew Barney. Douglas Gordon est actuellement représenté par des galeries internationales, chez Gagosian à New York et Los Angeles, chez Yvon Lambert à Paris et New York, chez Jan Mot à Bruxelles, chez Gandy à Bratislava, chez Estrany à Barcelone, chez Eva Presenhuber à Zurich, chez Nicolai Wallner à Copenhague  et chez Dvir à Tel-Aviv. Son statut actuel est celui d’un artiste montré.
Pris en charge stratégiquement, ses prix d’excellences le confirmant, il garde cependant des territoires plus confidentiels : étant actuellement membre de la commission de The Common Guild, galerie à Glasgow, il a récemment ouvert son appartement et sa bibliothèque pour inviter Always Begins by Degrees, une exposition chez lui à Glasgow en 2008. Douglas Gordon a conçu des oeuvres avec des matérialités assez différentes voire opposées ; List of Names[5] est sa première oeuvre exposée en 1992 qui se propose comme une pièce conceptuelle ; mais ce qui le fera connaître plus largement l’année suivante en 1993 sera 24 Hour Psycho, ce dispositif vidéographique qui ralentit sur vingt-quatre heures le film Psychose d’Alfred Hitchcock. Il est ainsi connu par la scène artistique pour intervenir sur des questions de montage, de synchronisation et d’appropriation d’images cinématographiques, avec de larges dispositifs vidéographiques. Il fait partie d’une génération d’artistes britanniques qui se sont fait connaître rapidement avec des succès internationaux et souvent grâce à des œuvres très émotionnelles pour leurs publics.
L’exposition Où se trouvent les clefs ? pourrait prendre valeur de commentaire de l’Oeuvre de l’artiste. Elle rassemble un ensemble important d’oeuvres dans une scénographie qui  les lie entre elles et qui comme des pierres  à son édifice  tend parfois à les transformer en  objets de transition ou en éléments partiels d’une entreprise supérieure.
En réalité, dans cette exposition à Avignon nous avons face à nous des oeuvres récentes mais aussi plus anciennes, qui ont déjà été présentées dans de multiples expositions personnelles ou collectives, rapportées dans cet espace-temps très particulier  puisque l’Oeuvre sous nos yeux ne s’est pas produite  spontanément. Alors comment les œuvres ont-elles été choisies ? Si elles sont apparues maintes et maintes fois lors de ses expositions précédentes, l’ont-elles été sous la même forme et les mêmes conditions? Disent-elles indéfiniment la même chose  pour chaque exposition ? Quelle est la part d’incitation économique ? Est-ce une revendication esthétique ?
Pourquoi l’artiste ne pourrait-il pas définir et redéfinir son Œuvre à chaque monstration de ses œuvres ? Jusqu’où évalue-t-on la responsabilité de l’artiste auteur ? Comment lit-on l’Oeuvre d’un artiste la plupart du temps? Attendons-nous forcément sa validation et son historicisation par une désignation extérieure ? De plus l’exposition d’un artiste, fut-elle rétrospective donc plus complète, permet-elle toujours de saisir son Oeuvre ? Il s’agit toujours d’une vision tronquée et reconstruite qu’elle soit pensée à la mort de l’artiste par d’autres ou de son vivant par lui. Douglas Gordon se charge de créer l’agencement de son exposition, en signe son écriture et donc sa réécriture. Son exposition renseigne sur sa vision du monde qui finalement valorise l’individu dans un projet intellectuel.
Douglas Gordon annonce cette exposition d’Avignon  comme  un projet de longue date :  proposer son œuvre dans son meilleur déploiement et dans une monstration complète en les murs de l’hôtel particulier de son ami et galeriste en France et aux États-Unis, Yvon Lambert[6].  Depuis 2002, pourtant, les expositions de Douglas Gordon dans une suite de lieux fameux ont été ces presque mêmes formes « rétrospectives ».   
 Ainsi je souhaite étudier ce déploiement spécifique d’expositions pour étudier précisément ce que l’exposition en terme plus générique produit comme plus-value des œuvres. Il me faudra comprendre la nature et les mécanismes de ce qui a contribué à la reconnaissance de Douglas Gordon et voir comment l’exposition est un matériau central de la pratique de certains artistes dans l’art contemporain.
Douglas Gordon va-t-il fabriquer les mêmes œuvres/expositions indéfiniment ? Son regard sur ses oeuvres produites antérieurement, comme un collectionneur/conservateur de musée qui porterait son regard sur  l’ensemble des  acquisitions, consisterait-il à une sorte de work in progress pendant le temps de sa vie ? Les œuvres, accompagnées par leurs différentes versions/variations,   participent-elles à éclairer l’œuvre de Douglas Gordon ? Disposer des œuvres déjà produites contribue à un second montage pour une nouvelle présentation.  Sommes-nous dans une sorte de display[7] ?
J’ai donc décidé de regarder de près le travail de Douglas Gordon qui met en jeu la notion d’exposition rétrospective. En m’éloignant des initiatives des institutions muséales dans ses missions de restitution à l’histoire des arts, j’aimerais considérer les rétrospectives consenties des artistes. Devançant les commissaires d’expositions, leurs expositions sont-elles symptomatiques d’une pratique artistique spécifique? Tels les artistes de même génération[8], Claude Closky, qui réalise une œuvre nouvelle, 8002-9891, en compilant ses oeuvres antérieures au Mac/Val en 2008, ou Philippe Parreno, qui dissémine sa rétrospective sous forme d’épisodes  dans différents pays en 2009. Ces propositions diffèrent par exemple des récentes rétrospectives de Nathalie Talec au Mac/Val fin 2008, d’Erwin Wurm, au Lieu Unique à Nantes, à l’hiver 2007-2008, de David Lachapelle, printemps 2009 à l’Hôtel de la Monnaie à Paris, qui sont seulement traitées comme des valorisations par l’institution, où les artistes sont  comme extérieurs à la signature de ces évènements.
Cette étude s’intéresse à la pratique artistique de Douglas Gordon. Il existe actuellement une littérature sur lui très abondante, laquelle provient des ouvrages de référencements des thématiques et mouvements artistiques, donc des critiques d’art, ou de la parole rapportée de l’artiste lui-même dans les multiples ouvrages qui lui sont consacrés.  Considérant cette base critique  sur les œuvres et les expositions déjà produites par Douglas Gordon, la méthode de travail pour cette étude  commence par un rapprochement  avec les œuvres de l’exposition ; et sans en produire un catalogue raisonné ou un inventaire strict, la première préoccupation est d’originer toute question d’interprétation par un travail le plus objectif possible  de  description des objets. Associer  et/ou confronter les descriptions avec les sources littéraires critiques  et ainsi mettre en évidence les différents discours sur l’œuvre  contribue  à élaborer une réflexion élargie ; mon étude comporte des données esthétiques, historiques, sociologiques, économiques, anthropologiques, philosophiques.
Étudier une exposition qui vient de se dérouler pourrait s’avérer  bien audacieux, pour l’oeil  d’un historien d’art. Pourtant, l’exposition « Où se trouvent les clefs ? » à la Collection Lambert en Avignon, durant l’été 2008, est un moment fixé  comme une circonstance, tel un angle d’approche qui ne constitue assurément pas un début d’interprétation sur la valeur de cet événement dans l’Oeuvre  de Douglas Gordon.  Ceci n’est pas un  supposé définitif  sur l’avenir et les positionnements futurs de l’artiste dans ses prochaines expositions. Cependant, c’est par le truchement de cette exposition d’Avignon en 2008 que  je  souhaite présenter Douglas Gordon. En effet, cette étude viendra identifier une pratique singulière de la  « rétrospective » considérant « Où se trouvent les clefs ? » comme un symptôme, d’après certains titres d’expositions que Douglas Gordon a commis les années précédentes et qui se fonde sur l’exposition « What I have done » à la Hayward Gallery de Londres en  2002.
La visite d’une des expositions des œuvres de  Douglas Gordon en France constitue donc le point de départ de ma recherche. Cette exposition me permet d’introduire la matérialité des œuvres de  l’artiste, de  m’attacher à certaines formes caractéristiques, à certains gestes spécifiques et d’en établir un répertoire :  l’altération de certains matériaux/médias comme le ralentissement extrême d’une œuvre cinématographique, des photographies brûlées et attaquées, la perforation de crânes humains déposés; J’en déduirais des gestes génériques tout comme des attitudes générationnelles.
Nous étudierons ainsi un aspect relevant de l’évidence visuelle pour tenter de définir la nature des interventions de Douglas Gordon : pourquoi détruit-il la plupart du temps ? Pourquoi fait-il subir ralentissements et perforations ?   Transfigure-t-il ses actes de dégradations ? Je pense à la transfiguration en tant que transformation puisqu’en opposition à ses actes d’altération de la matière, je considère que l’ensemble des altérations forme l’exposition et que celle-ci est une pure construction de quelque chose d’autre : ce que je détermine dans ma recherche comme étant son Œuvre.
Choisissant le présupposé de l’artiste  comme révélateur de son époque, ma recherche  définira  ce que la présentation de ses images signifie pour ses spectateurs et  lecteurs contemporains.  Indissociables de leur contexte de fabrication, les œuvres de Douglas Gordon ne sont « possibles » que par l’existence de certaines avancées techniques en matière d’images : cinéma, caméra et magnétoscope. Quel signifiant trouve-t-il lorsqu’il engage sa création par ce prisme  ? En effet, il n’utilise aucunement  les nouvelles technologies, ne produit aucun « virtuel », aucune interaction réelle. 
Nous étudierons de quels courants et pensées artistiques il se réclame, pour comprendre ses influences et  tenter de définir ce qui est en jeu dans sa pratique.
 Douglas Gordon s’exprime à propos du  cinéma : « Notre génération n’a pas du tout le même culte du cinéma que celle de nos parents. L’obscurité de la salle les obligeait à une communion avec les images. Le magnétoscope nous a permis de les contrôler : le cinéma était mort. »[9] 
Cette approche du cinéma transforme son rapport à l’image : ce qui lui permet d’intervenir, de découper et de démonter certains ressorts cinématographiques, tout en gardant une grande admiration pour la fiction (scénarii et personnages).
 Rajoutons qu’il fait partie d’une génération qui utilise le sample et qui produit des versions  remix  des images de la culture et qu’il serait plus sensible à  l’effet rewind du magnétoscope qui pourrait se produire pour tous ses objets. 
 Nous étudierons  donc ensuite comment Douglas Gordon réinvestie des discours et des images déjà présentes au monde lorsqu’il utilise des images de films de cinéma très connus ainsi que ce qu’il met à jour en construisant son exposition. Créer de nouvelles formes de conversation entre les œuvres et investir l’espace de leur réception sont pour cet artiste des moyens de  troubler la réception d’objets  bien connus.
Aller chercher des images déjà produites par des cinéastes populaires, les transformer ou les citer, assure l’artiste de voir s’attirer une plus grande reconnaissance populaire et ainsi une notoriété hors du milieu de l’art. Dans l’exposition, les images de cinéma d’Alfred Hitchcock[10] côtoient des photographies de détails du visage de l’artiste, un film muet sur un éléphant de cirque, des images de mains tatouées, ou encore  des crânes sérigraphiés par Andy Warhol près d’une peinture de Saint Sébastien du Pérugin. Toutes ces images rendent compte de différentes réalités spécifiques qui se voient alors combinées dans une sorte d’énigme, éléments d’une charade. Avec des images familières du cinéma et de l’histoire de l’art  détournées, son vocabulaire artistique est formellement très reconnaissable. Cette immédiateté de réception assure une première satisfaction au spectateur séduit. Cependant, cette grande lisibilité est ensuite réévaluée par différents retours vers la fiction ou vers le mystère crée par la symétrie dont il use pour toutes sortes de présentations. La lisibilité se trouble, les œuvres deviennent indices et l’énigme se met en place comme si finalement il fallait complexifier l’Oeuvre. Est-ce juste un trouble ? une invitation à s’égarer après une première évidence ?  Ou, au contraire s’agit-il de rendre plus conscient son regardeur sur sa culture des images?
 Le spectateur serait alors convié pour sa propre humanité. Et c’est là que son Oeuvre résiste, par ce nappage mystérieux, dans son rapport à l’autre, où finalement il ne manquerait plus, littéralement, qu’un brouillard emplisse véritablement l’exposition. De plus en incluant du récit personnel, fictif ou réel d’ailleurs, ses attitudes et ses mises en scènes questionnent par sa manière de s’adresser à l’autre dans une exposition d’art. Ce qui double ma question « comment faisons nous la lecture de l’Oeuvre d’un artiste aujourd’hui ? »  
  En considérant ses provocations comme ses affirmations, chaque partie nourrira l’ensemble de l’étude pour définir la part de croyance et d’adhérence des images de Douglas Gordon, et  finalement tentera de répondre à cette question entêtante qu’il pose lui-même : «  Où se trouvent les clefs ? »




[1] Sheep and Goats a eu lieu du 24 Février au 30 Avril 2000 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. 
[2] C’est–à-dire que la scénographie était travaillée selon un axe de (fausse) symétrie et  proposait deux fourches pour les deux couloirs de l’entrée d’un côté et une forme en spirale finale de l’autre côté. Un espace d’exposition transposé en espace mental avec un parcours labyrinthique telle une circonvolution cérébrale. Dualité spatiale et  philosophique certainement entre bien et mal au vue des œuvres contenues. Ce contenu sera explicité dans ma première partie. cf. Annexe 2, pp 13-14.
[3]  L’exposition a pris place du 6 juillet au 2 novembre 2008 à La Collection Lambert, dans l’Hôtel de Caumont de manière habituelle, et  exceptionnellement dans la Grande Chapelle du Palais des Papes d’Avignon.
[4] Le Turner Prize est un prix londonien crée en 1984 ; c’est une récompense annuelle décernée à un artiste contemporain britannique de moins de 50 ans. Douglas Gordon l’emporte en 1996 pour Confessions of a Justified Sinner; Il est le premier artiste  qui utilise principalement la vidéo à être récompensé. L’importance de ce prix est internationale et contribue à une reconnaissance effective et marchande des artistes par une grande médiatisation. 
[5] List of Names consiste en la liste des noms des personnes que Douglas Gordon a pu rencontrer. Chaque monstration de cette œuvre, sous forme de liste de noms écrits sur des murs entiers tel un mémorial, revient à rajouter à l’ensemble, les nouvelles rencontres, le tout selon sa souvenance. Cette œuvre sera explicitée ultérieurement dans ma troisième partie.
[6] Douglas Gordon est représenté en France par Yvon Lambert depuis 2000. Yvon Lambert est galeriste à Paris depuis 1966. Sa galerie est située depuis 1986, rue Vieille du Temple dans le 3ème arrondissement. Il crée la Collection Lambert en Avignon en Juillet 2000. En 2003, il ouvre une galerie dans le quartier de Chelsea à New York.
[7] Ce terme est employé par le critique d’art et commissaire /auteur d’exposition Éric Troncy en 1997.  « Display », in Documents sur l’Art, n° 11, 1997. Son exercice du display se déploiera dans trois expositions : « Dramatically Different » (Centre National d’Art Contemporain Le Magasin, Grenoble, 1997) « Weather Everything », (Galerie für Zeitgenössische Kunst, Leipzig, 1998) et « Coollustre » (Collection Lambert, Avignon, 2003).   
[8] Si Douglas Gordon est né en 1966, Claude Closky, lui, est né en 1963 et Philippe Parreno en 1964.
[9] Propos rapportés par Emmanuelle Lequeux in Le Monde, 23 Février 2001.
[10] Psychose (Psycho pour sa version originale, thriller noir et blanc sorti en 1960) pour 24 hour psycho, conçue par Douglas Gordon dès 1993, ralentissant l’œuvre sur 24 heures dans un dispositif écran vidéo.






-->
                                                               Sommaire                                                                     

Introduction ………………………………………………………………………………… 3
1. Exposition : principe de réactivation des œuvres ou véritable Œuvre ? …................. 11
  1.1. L’invitation au parcours initiatique  ...………………………………………………… 12
   1.1.1. La découverte de l’exposition  ………………………………………………….. 13
   1.1.2. La place du spectateur  ………………………………………………………….. 34
   1.1.3. Le rapport au temps et l’art est une expérience  ………………………………… 41 
  1.2. Recontextualisation, remix ou rétrospective ?  ...………….………………………….  46                               
   1.2.1. Actualisation et recontextualisation …………………………………………….. 48
    1.2.2. Espace remix …………………………………………………………………… 53
    1.2.3. Forme rétrospective …………………………………………………………….. 57
  1.3. L’artiste comme commissaire de sa propre exposition ……………………………….. 61
     1.3.1. L’attitude de l’artiste …………………………………………………………... 64
     1.3.2. Son exposition …………………………………………………………………. 67 
     1.3.3. Sa renommée et  son œuvre ……………………………………………………. 72
2.  Exposition :  De l’altération des matériaux ………………………………………....... 76
   2.1. Cinéma, ralenti, superposition : l’absurde obscur ……………………………………. 76 
 2.1.1. Altération du cinéma …………………………………………………………..  78
 2.1.2. Ralenti …………………………………………………………………………. 81
 2.1.2. Superposition ………………………………………………………………...... 84         
   2.2. Inversion des images et dispositifs : de la projection à la transposition ……………... 85   
 2.2.1. Inversion ………………………………………………………………............. 85   
 2.2.2. Projection ……………………………………………………………………… 87  
 2.2.3. Transposition ………………………………………………………………….. 87     

 2.3. Perforations des représentations et images d’une anatomie en morceaux …………….. 88
    2.3.1. Altération du corps ………………………………………………………….. 89
    2.3.2. Percée ………………………………………………………………………..  90
    2.3.3. Morcellement ………………………………………………………………..  92
3.  Exposition : Pour la construction d’une Oeuvre ……………………………………..  95
     3.1. Se raconter soi-même ……………………………………………………………….  97
     3.1.1. Soi-même …………………………………………………………………… 98
     3.1.2. Le récit ……………………………………………………………………...101
     3.1.3. Investir dans des narrations préexistantes…………………………………. 102
     3.2. S’adresser à l’autre …………………….……………………………..……………. 105
     3.3. Exposition : allégorie du mystère …………………………………………………...110

Conclusion ……………………………………………………………………..…… 111

Bibliographie  ………………………………………………………………………. 114