mercredi 21 septembre 2011

"Prédation, don, synchronisation. Du collectif dans l’œuvre de Douglas Gordon." recherche universitaire 2010-2011


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Introduction




L’histoire de l’art n’aime pas les groupes. Elle préfère les héros solitaires. Il lui faut de grands artistes, d’irréductibles individualités : trajectoires singulières, étoiles fixes, chefs-d’œuvre intemporels. (…) Le collectif, le contagieux, l’échangisme, l’anonymat, l’éphémère, le négligé,( …) le gratuit, l’infime, le divers, le multiple, l’indiscernable, (…) les conversations inconservables, les bribes, le banal, l’ambigu, le bien imité, les dénégations de pouvoir, les délégations d’impouvoir (…) l’interchangeable généralisé, etc. – autant de trous noirs du discours historiographique dominant.[1]



L’artiste Écossais Douglas Gordon fait une apparition pour l’ouverture de l’exposition d’Adel Abdessemed au Magasin, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, en Février 2008[2]. Le soir du vernissage, dans la partie de l'exposition installée dans l'espace défini comme « la rue », les deux artistes se retrouvent face à face. Ils enlèvent leurs vestes et cravates d’hommes modernes, puis Douglas Gordon se re-dessine une cravate sur sa chemise blanche. Enfin ils se serrent la main cordialement et se font une généreuse accolade en guise de fin de représentation. Cette rencontre, à l’aspect performatif, semble s'inspirer de la pratique du mouvement international des Free Hugs (câlins gratuits) qui consiste à faire des accolades à des inconnus dans la rue afin de souligner l’indifférence des acteurs des sociétés modernes.
La présence publique de Douglas Gordon en avant-première de l’exposition monographique d’Adel Abdessemed apparaît comme exceptionnelle au regard de sa notoriété. À quoi avons-nous assisté ce soir là ? Gordon, en artiste blockbuster, viendrait-il aider à la promotion d’Adel Abdessemed pour une exposition monographique à grande échelle? Sinon serait-ce tout simplement une franche poignée de mains entre amis ? Par quelle initiative ces deux artistes se retrouvent-ils à l’exposition de l’un, alors que l’autre n’apparaît pas dans la suite des oeuvres présentées? Ce rapprochement pourrait-il être le fruit d’une négociation stratégique entre les deux artistes ou encore, être issu d'un partenariat économique entre les deux galeries qui les représentent ? Rencontre programmée ou improvisée, cette présence sera cependant fugace, à la limite du déceptif. Annoncé discrètement, aucune trace de l’événement ne sera conservée pour le temps d’ouverture de l’exposition. De plus, existera-t-il une captation qui documentera cette rencontre et se retrouvera-t-elle mentionnée dans les biographies de chacun ? La rencontre n’aura duré que deux minutes. Les nombreux spectateurs réunis, enthousiasmés à l’idée de vivre un moment d’exception, sont restés interloqués et inquiets à la fin de la mise en scène, bouche bée de n’avoir pas saisi les raisons de l’événement, qui en somme n’en fût peut-être même pas un…
Douglas Gordon et Adel Abdessemed sont liés, semble-t-il, depuis 2006, par l’intermédiaire de la Dvir Gallery de Tel Aviv, qui les représentent en Israël. Ils ont choisis d'exister professionnellement et internationalement. Cette année 2008 voit naître quelques projets de travail entre eux, comme la réalisation d’une photographie Dubh Glas (du gaélique écossais: couleur noire-brune de la bière, ou dite « douglas »)[3], qui présente le véritable tatouage en langue arabe autour du cou de Gordon (One life, One love, One god) (Une vie, Un amour, Un dieu) ou comme des expositions à Glasgow : Trust me (Fais-moi confiance), et Always begins by degrees (Commence toujours peu à peu). L’échange amical et artistique entre les deux hommes semble être en place.
Cette rencontre / association est un exemple parmi les multiples relations artistiques entretenues par Douglas Gordon, et qui conduisent cet artiste à produire en collaboration et à co-signer des œuvres. Depuis 1990, les échanges collaboratifs de Douglas Gordon se font régulièrement avec l’artiste français Philippe Parreno, le Thaïlandais Rirkrit Tiravanija, et l’Anglais Jonathan Monk. Une des dernières collaborations en date, étant une exposition avec Jonathan Monk, titrée Double Act Repeated (Double actes répétés ou Répétition d’un duo comique)[4].
Pourquoi de tels rapprochements entre ces artistes tout particulièrement ? Se sont-ils reconnus dans leurs pratiques artistiques individuelles respectives? Que partagent-ils ? Se sont-ils influencés au cours de leurs amitiés ? Et surtout qu’ont-ils envie de produire ensemble ? Mais finalement, Douglas Gordon et les artistes cités précédemment sont-ils les instigateurs de leurs collaborations ? Dans leurs rapprochements, sont-ils dépendants de facteurs économiques? Espèrent-ils signaler un territoire commun ou en créer un tout autre ? Est-ce une particularité de l’histoire de l’art ? Nous choisissons de nous intéresser volontairement au micro événement de Grenoble comme un indice significatif dans la pratique de Gordon, un artiste représenté et montré dans le marché international de l’art. Nous tenterons d’évaluer quelle place est faite aux échanges entre les artistes de son entourage : ce qui les déclenchent puis ce qu’ils engrangent, pour en déduire s’ils modifient les productions individuelles.
Après un mémoire consacré à une exposition rétrospective de Douglas Gordon qui permettait d’en parcourir la totalité de l’œuvre, les dernières questions restées en suspens se portaient sur le statut de Douglas Gordon en tant qu’auteur[5]. Nous avions conclu en une œuvre singulière portée par son auteur. Mais le constat de ses régulières collaborations laissait à penser que deux pratiques actives dans le travail de Gordon s’opposaient : l’affirmation d’un artiste auteur et la recherche d’un partage de l’autorité.
Dans le présent mémoire, l’enjeu de notre étude portera sur la nature des objets réalisés par Gordon et ses amis artistes. Comment se passent ces échanges collaboratifs avec Douglas Gordon : nous tenterons d’identifier les intentions de l’artiste dans ce genre de rencontre et de production. Ainsi, si Douglas Gordon est connu individuellement pour une œuvre qu’il signe de son nom, il cherche régulièrement à produire d’autres occasions l’impliquant différemment dans ses créations. Ces temps particuliers de productions l’engagent avec d’autres artistes, (qui sont-ils ?) dans des formes à la fois périphériques, (dans quelle mesure ?) et, peut-être, plus incertaines (des collaborations pour quoi faire ?).
Quelles sont les caractéristiques singulières des œuvres de Douglas Gordon impulsées sous l’acte de la collaboration ? Dans son parcours, nous distinguerons les collaborations médiatisées, produites avec des moyens parfois exceptionnels[6], des actions généreuses, inédites et gratuites, qui restent plus discrètes et confinées. En effet, Gordon bénéficie d’une médiatisation exemplaire, (galeries de premier plan, articles et ouvrages de critiques d’art reconnus) façonnée au travers de moyens internationaux qui font de son nom une valeur marchande (achats par les musées, gratifications et prix prestigieux). Simultanément, il continue à prouver son attrait pour des actions de proximité (Galeries de Glasgow) avec des échanges plus personnels (performances improvisées, mise à disposition publique de son appartement et de sa bibliothèque).
Nous l’avions perçu dans son utilisation de la rétrospective, dans l’idée du dialogue puis, de la narration : Gordon, en tant qu’artiste/auteur, rend compte de la culture qui l’entoure en l’utilisant comme matériel pour son œuvre. Il fait ainsi partie des artistes de la postproduction[7], qui travaillent à partir de ce qui a été fait, et, qui signent le réaménagement ou la re-combinaison des éléments déjà présents. L’artiste ne se réfère donc plus à sa seule expression personnelle. Il nourrit son œuvre de ce qui vient de l’Autre. Effet de miroir sous forme de redite, l’œuvre identifiée de Douglas Gordon, depuis 1990, se formalise sous la notion du remix d’images du cinéma et sous celle de la recontextualisation régulière des objets d’art qu’il a déjà créés. L’innovation n’étant plus le moteur de la création, l’artiste est celui qui choisit, procède à des extractions, désigne, et met en lumière. Par l’exposition de ses multiples prélèvements, sa condition d’auteur « Douglas Gordon » se transforme en « Douglas Gordon & … ». L’artiste s’apparente à un réalisateur de cinéma qui emploie autour de lui une équipe technique et des acteurs. Directeur des opérations, il endosse lui-même un rôle. La sur-signature de Gordon sur les films d’Alfred Hitchcock ou d’Otto Preminger[8] pose la question de l’attribution de l’œuvre. Un créateur unique, intervenant postérieurement à la réalisation des images filmées, appose sa signature. Il brise la chronologie et les différentes strates de travail, qui ne semblent ni nommées ni comptabilisées. Comptons ainsi sur le propre jeu de Gordon sur sa signature, sur son utilisation de la biographie de l’auteur et sur sa capacité à doubler son regardeur. Douglas Gordon a souvent été qualifié d’imposteur pour ces raisons. De l’emprunteur à celui qui sera emprunté, l’artiste Jonathan Monk signe en son nom propre des œuvres qui forcent la ressemblance formelle avec celles de Douglas Gordon. Le double emprunt existant réciproquement et simultanément, que nous disent ces ressemblances entre ces deux singularités différenciées ?
Nous dirigerons notre étude sur les conditions mais aussi sur le sens d’une telle pratique chez un artiste : la collaboration artistique est-elle réellement inattendue ou bien est-elle totalement symptomatique d’une génération (celle des années mille neuf cent quatre-vingt-dix)? Nous pensons de fait que Douglas Gordon questionne et condense ainsi les attentes portées en termes de reconnaissance de la figure de l’artiste contemporain.
Dans une première partie, nous nous interrogerons sur ce que Gordon tente de s’approprier dans ces échanges. Douglas Gordon apparaît donc comme un artiste qui aime à partager la paternité de certains de ses projets. Comme il lui plait de disposer d’images réalisées par d’autres comme autant de banques de données pour ces propres oeuvres, notre première partie intégrera les raisons de la supposée imposture de Douglas Gordon en tant qu’auteur, dans son utilisation du déjà-vu, du remix, et du commun.
Supposant que les collaborations provoquent de réelles rencontres entre artistes et demandent un engagement personnel, une deuxième partie envisagera les œuvres de collaborations qui semblent de l’ordre du don et qui tendent son auteur, Douglas Gordon, à s’effacer. Nous évaluerons ce qu’il souhaite donner à l’autre, de son empreinte, et ce, sans envisager de retour. Pour collaborer entre artistes, il est souhaitable de disposer d'un vocabulaire commun qui se complète des langages pratiqués individuellement par les artistes. En établissant un historique des pratiques collaboratives, nous verrons comment cet artiste semble adopter une pratique symptomatique de sa génération. L’intérêt de percevoir cette pratique comme un symptôme permettra de dégager en creux la singularité de Douglas Gordon.
En effet, à partir des deux premières parties de l’étude, qui paraissent antagonistes, nous conclurons dans une troisième partie sur les collaborations qui peuvent faire émerger des œuvres de fusion et de synchronisation, lorsque Douglas Gordon s’accorde davantage dans une réciprocité avec son partenaire de collaboration. Les œuvres, hybridées en ce sens, tendent résolument et malgré tout, à faire surgir un nouvel auteur.
Les trois pratiques de collaborations dans l’œuvre de Douglas Gordon, ainsi répertoriées, coexistent simultanément et s’exercent librement. Ainsi en restituant le catalogue des œuvres, l’étude choisira d’évoquer et de soumettre des pistes de réflexions plutôt que des affirmations strictes.
La pratique collective de l’art apparaît dans ses premières formes, à la fin du dix-neuvième siècle. Elle se comprend comme une réponse adressée à l’idée du génie solitaire de l’artiste. Elle répond à la tentative de sortir de la pensée Romantique exercée sur l’artiste qui se doit de créer une œuvre purement originale et personnelle. L’origine de cette pratique collective se mêle avec les premiers groupes d’illustrateurs et de caricaturistes qui cherchent une alternative aux salons des officiels, tout comme les cercles littéraires désignés « fantaisistes » apparaissant dès 1870. Le regroupement des « refusés » et des mécontents dans les arts équivaut à créer des forces d’oppositions qui remettent en cause l’autorité des cérémonies officielles et des consécrations perçues comme crapuleuses. Pour envisager et faire dérouler nos recherches sur ce sujet, nous pourrons nous ranger sous la pensée de Nathalie Heinich, sociologue de l’art, exposée dans son ouvrage Être artiste (2005)[9]. Nous pourrons ainsi renouveler sa question : « Comment être plusieurs quand on est singulier ? » et nous interroger sur ce que l’histoire de l’art a transmis aux nouvelles générations sur cette question du collectif et de l’œuvre de collaboration. Au début du vingtième siècle des groupes d’artistes ont su créer les articulations prises en compte par les historiens d’art. Ils ont perpétué l’idée de mouvement artistique, du groupe, du cercle, et de la connivence de pensée qui relie les individualités créatrices. Les rencontres artistiques entre artistes sont nombreuses dans l’histoire de l’art du vingtième siècle ; et ce, du simple travail de collaboration à l’occasion d’un événement, jusqu’à l’utilisation radicale de la forme du duo ou du collectif comme auteur d’une oeuvre singulière sans individualité identifiée. Mais depuis la seconde moitié du vingtième siècle, les mouvements et les manifestes ne sont plus clairement identifiés. De plus, les nouvelles donnes du marché de l’art et de son influence ont su altérer les occasions de productions sans rendement évident. Les questions économiques demeurent accrochées à la production à plusieurs, lorsque par exemple, deux artistes collaborent alors qu’ils sont représentés par deux galeries différentes.
Dans notre première étude, nous avions donc tenté d’interroger l’œuvre de Douglas Gordon, par le truchement de sa dernière auto rétrospective en date, Où se trouvent les clefs ?, en 2008, à Avignon. Après cette exploration, qui voulait recouvrir la totalité de l’oeuvre, envisager maintenant la pratique de Douglas Gordon sous l’angle de la co-signature et de la collaboration renouvelle tout un champ d’interrogations. Dans un premier temps, l’envie d’explorer chez un artiste blockbuster ce qui est plus discret et souterrain constitue une motivation très tentante. La question qui nous intéresse pour cette nouvelle étude, « Quelles sont les caractéristiques singulières des œuvres de Douglas Gordon impulsées sous l’acte de la collaboration ? » nous permettra d’interroger des œuvres de l’artiste qui n’étaient pas forcément présentes dans l’exposition rétrospective Où se trouvent les clefs ?. Ainsi dans un second temps, le corpus des œuvres proposé à l’étude s’agrandit. Il complète notre vision du travail de Douglas Gordon. Nous continuerons cependant de ne pas clore hâtivement la compréhension de l’Oeuvre de l’artiste, qui continue à se transformer.


[1] Extraits de la quatrième de couverture du catalogue consacré à l’histoire du groupe Ecart par Bovier Lionel et Cherix Christophe, L’irrésolution commune d’un engagement équivoque – Ecart, Genève (1969-1982), 1997.
[2] Exposition monographique Drawing for Human Park d’Adel Abdessemed, Le Magasin, Centre National d’Art Contemporain de Grenoble, 03/02/2008 - 27/04/2008. Cf. Annexe 1 p.2.
[3] Cf. Annexe 2 p. 3.
[4] Exposition Jonathan Monk-Douglas Gordon, à la Lisson Gallery, Londres, du 23 Juin au 31 Juillet 2010. Cf. Annexe 3 p. 4.
[5] Martinet Céline, Où se trouvent les clefs ? de Douglas Gordon. De l’exposition à l’Oeuvre. Mémoire de Master 1, UPMF Grenoble, année 2008-2009, p.113.
[6] Zidane, un portrait du XXIe siècle, (2006) œuvre cinématographique de Douglas Gordon et Philippe Parreno. Description complète dans la troisième partie de ce mémoire.
[7] La postproduction est la dernière étape qui finalise un produit audiovisuel. Ce terme a été associé par le critique d’art Nicolas Bourriaud à l’attitude d’une génération d’artistes dans son ouvrage de 2004, Postproduction, La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain.
[8] Œuvres vidéographiques de Douglas Gordon : 24 Hour Psycho (1993), Features Film (1999), Left Is Right and Right Is Wrong and Left is Wrong and Right Is Right (2000)
[9] Heinich Nathalie, Être artiste, Collection 50 questions, Éditions Klincksieck, 1996 (réédition 2005).




 
SOMMAIRE

                      
Introduction                                                                                                                         6


1. Les œuvres de la prédation : Douglas Gordon en imposteur                                     13

    1.1. Le déjà-vu                                                                                                                  17
                     1.1.1.  Hitchcock, le déjà-vu hollywoodien                                                     19
                     1.1.2.  Hystérie, le déjà-vu  dans le document scientifique                             23
                     1.1.3.  Emprise, le déjà-vu par hypnose                                                           26
    1.2. Le remix                                                                                                                     28    
                     1.2.1. Found Footage                                                                                        31
                     1.2.2. Postproduction                                                                                        34
                     1.2.3. Originalité et imposture                                                                          37

2. Les œuvres du don : Douglas Gordon en réseau                                                          40

    2.1.  Le commun                                                                                                                43       
                     2.1.1. Les influences réciproques                                                                     47
                     2.1.2. Ressemblance et individualisation                                                         55
                     2.1.3. Se reconnaître dans les mêmes images                                                  62
    2.2.  L’expérience de la co-création                                                                                  65
                     2.2.1. Inventaire des pratiques collaboratives                                                  68
         2.2.2. Les formes des années 90                                                                       92 
                     2.2.3. Le réseau                                                                                                100
    2.3.  Les territoires de Douglas Gordon                                                                            105
                     2.3.1. Glasgow                                                                                                 105
                     2.3.2. Douglas Gordon &                                                                                 115

3. Les œuvres de l’hybridation : Douglas Gordon en conversation                               123

    3.1.  La synchronisation                                                                                                    124
    3.2.  Production de la cosignature                                                                                     131
    3.3.  Le sens de l’équipe chez Douglas Gordon                                                                136

Conclusion                                                                                                                            138

Bibliographie                                                                                                                        144